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lundi 28 juillet 2008

21- François Bon, pas d'accord

Le Billet du jour. En passant par François Bon

Du «Sang noir» à Sansal, et retour

Par Grégoire Leménager

Le Prix Louis Gailloux ne s'honore pas seulement de porter le nom d'un des grands écrivains méconnus du siècle passé (plongez donc cet été dans «le Sang noir», et on rediscute à la rentrée). Depuis sa création en 1983, il a également récompensé quelques auteurs majeurs. Parmi eux: Nicolas Bouvier, Jorge Semprun et Pierre Michon, Jean Rolin, Olivier Rolin et François Bon, ou encore, l'an dernier, Christian Prigent pour un livre dans lequel on identifiait précisément la silhouette, irréductible et familière, du Guilloux dont son père était proche («Demain je meurs», POL).

Le lauréat 2008 est le romancier algérien Boualem Sansal et une chose est sûre: ce n'est pas grâce au soutien de François Bon. Le 23 mai dernier en effet, l'auteur de «Sortie d'usine» publiait sur son journal en ligne une lettre dans laquelle, au dernier moment, il annonçait se désengager du prix Guilloux. Le motif en était des plus respectables: il expliquait tout simplement n'avoir «pris aucun plaisir à découvrir les livres sélectionnés».

Les prix littéraires doivent être «inventés autrement», écrivait-il encore (en avançant au passage d'intéressantes propositions). Difficile de le contredire là-dessus. Même Franz-Olivier Giesbert vous le dirait. Pas avec les mêmes arguments ni les mêmes objectifs, mais il vous le dirait - d'ailleurs il l’a dit, non? Et sans doute «le Village de l'Allemand» n'avait-il en effet pas absolument besoin de cette nouvelle récompense: publié chez Gallimard, il a déjà été couronné en quelques mois par le Grand Prix RTL-Lire, le Grand Prix de la Francophonie et le Grand Prix du roman décerné par la Société des Gens de Lettres.

Il est possible en revanche que Bon y soit allé un peu fort en lançant cet appel: «Au nom de Louis Guilloux, éloignons-nous de ces formes qui tiennent avant tout à une idée sage de la bourgeoisie». Car si Sansal n'indique pas la voie d'un renouvellement radical de l'écriture romanesque, on retrouve justement dans son «Village de l'Allemand» quelques-uns des traits les plus caractéristiques du «Sang noir», du «Jeu de patience» ou même d'«OK Joe»: une efficacité narrative passant par un récit à hauteur d'homme, ancré dans un sentiment d'urgence face au réel - face à une Histoire en marche, qui nous attend au tournant, en nous collant sur les bras quelques inquiétantes questions. C'est renouer avec la littérature des années 30 dans ce qu'elle garde de plus puissant.

On aimerait pouvoir en dire autant de beaucoup d'autres écrivains contemporains. On peut certainement le dire de François Bon (dont on attend avec joie le «Led Zeppelin» à paraître l'automne prochain). Mais tous n'en sont pas vraiment là.

G.L.

26.06.2008

in: bibliobs.nouvelobs.com/2008.06.26
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Voici la lettre de François Bon :

Les prix littéraires : inventer autrement ?

copie de lettre amicale au jury du prix Louis Guilloux

Ce soir, j’aurais dû participer aux délibérations du prix Louis-Guilloux, à Saint-Brieuc, et je m’y serais retrouvé en compagnie amicale.

Mais c’est au-dessus de mes forces, et pas seulement pour la période écrasée de travail, finalisation du Led Zeppelin. Brassait dans la tête, tous ces jours, une question de cohérence et de choix sur le fond.

Dans la logique de ce site personnel depuis son début, chantier et réflexions à ciel ouvert, la lettre que je demande à Yvon Le Men de transmettre aux membres du jury, qui avait bien voulu m’accueillir, et auprès desquels je m’excuse de ce revirement.

Chers amis,

Il y a quelques semaines, Yvon Le Men, en votre nom, me sollicitait pour vous rejoindre dans le jury du prix Louis Guilloux.

L’œuvre de Louis Guilloux est de celles qui comptent, et sont pour aujourd’hui un signe d’exigence, de radicalité dans la non-compromission, un ancrage social, aussi, pour le territoire donné à nos formes littéraires. Je suis très fier que vous m’ayez accordé ce prix pour le récit consacré à la mémoire de mon père, Mécanique, en 2002. Et fier aussi des auteurs que je rejoignais dans la liste de ses attributaires.

Pour ces raisons, et le grand partage qui me lie à Yvon, depuis des années, j’ai accepté cette proposition.

Il y a aussi que l’âpreté ouvrière de Saint-Brieuc me rend cette ville proche et singulière, et que votre département des Côtes d’Armor compte dans mes origines familiales : un pêcheur de Lannion, amputé d’un bras, et contraint de monter à Paris à la fin du siècle dernier pour se faire cocher de fiacre, c’est pour lui aussi que j’acceptais cette rencontre.

Ce n’était pas à la légère, ce n’était pas non plus sans réserve : plusieurs fois déjà sollicité pour des jurys de prix, j’avais toujours refusé.

Cependant, au moment de vous rejoindre, les réserves prennent le dessus. Il s’agit d’un prix richement doté (20 000 euros - soit le triple de ce qui m’avait généreusement été accordé il y a 5 ans, cela dénote votre volonté, votre effort), accordé par une institution territoriale (le Conseil général des Côtes d’Armor), à un roman.

Je n’ai pris aucun plaisir à découvrir les livres sélectionnés : est-ce que le roman est vraiment encore la forme du risque en littérature, aujourd’hui, risque qui passe aussi par la phrase, la forme, l’inscription du récit dans le réel ? Plus je pensais à Louis Guilloux, et en relisais des pages, plus c’est le statut et l’intervention de l’auteur qui me semblaient importants, et non pas l’objet qui en résulte.

Les chiffres de l’édition, les chiffres de la librairie vont bien : augmentation du chiffre d’affaires. Rien qui pousse à remettre en cause un système que nous sommes pourtant nombreux à considérer comme pris d’un vertige suicidaire. Dans l’ombre de l’inflation des titres, une rotation accélérée et destructrice des ouvrages qui demanderaient une diffusion lente, et un phénomène de loterie de plus en plus sévère pour la diversité nécessaire à la création. C’est ce système qu’entretient la spécificité française de cette multiplication des prix littéraires.

Et puis, lisant les titres sélectionnés, ne pouvoir s’empêcher de penser à ce que représentait Guilloux. La question de la vie quotidienne, l’implication dans le ressenti, le sensible de ceux auxquels on ne demande rien. J’ai éprouvé cela, cette année, en lisant Peau, d’Antoine Emaz : mais c’est précisément ce qui éloigne Emaz du roman. Il y a une œuvre, un parcours, un homme, mais à côté de notre cible. De même, accroché depuis plusieurs années à un travail pour moi nécessaire et vital de remontée dans le présent, via les mutations des années 60 et 70, au travers du hasard et destin de figures de vingt ans, mais que les projecteurs du rock ont permis de sur-documenter – et même s’il est hors de question de recevoir deux fois votre prix !, je ne vois pas en quoi mes livres sur les Rolling Stones ou Bob Dylan m’éloignent de cette passion littéraire où Balzac a le plus contribué à me placer : mais ce ne sont pas des romans.

La littérature est invention, mais aussi intervention. Par Louis Guilloux, nous apprenons que l’un peut se conjuguer avec l’autre. Allons-y au culot : pourquoi ne pas récompenser un site Internet ? Non seulement c’est là que sont l’invention, la réflexion et l’intervention, mais ceux qui comptent s’élaborent loin des trompes et fanfares, via des démarches bénévoles auxquelles il serait grand temps de signifier un peu de reconnaissance symbolique. Ce serait une belle novation, de dire : le prix Louis-Guilloux accordé par le Conseil général des Côtes d’Armor dote de 20 000 euros un site Internet de création et d’intervention littéraires (je peux en proposer six au moins qui en seraient dignes).

Au nom de Louis Guilloux, éloignons-nous de ces formes qui tiennent avant tout à une idée sage de la bourgeoisie. Bien sûr, il y a des exceptions : la vôtre, ou celle du prix Wepler. Mais elles se définissent par rapport au modèle principal, comme contre-modèle (encore, cette semaine, un prix de l’inaperçu !). Fier des gens que vous avez honorés ces dernières années, mais peur qu’au final ça conforte l’ensemble du système : il a place, dans la totalité du dispositif, pour une question dont nous aimerions, de notre côté, qu’elle soit posée globalement à la littérature, et où le vieux mot d’engagement n’est peut-être pas périmé.

Croyez qu’il n’y a rien de prémédité dans cette impossibilité pour moi, ce matin, à prendre la voiture et vous rejoindre. Cette semaine, j’ai découvert le partenariat inauguré entre un lycée de Poitiers et l’écrivain Alberto Manguel : pourquoi, au lieu d’un prix, ne pas labelliser « prix Louis-Guilloux », en amont, une expérience dont vous décideriez du lieu et des formes, projet d’écriture et liaison inventive de l’auteur choisi avec un lieu de travail ou un établissement scolaire ou universitaire ? Moi-même, cette semaine, deux réunions de travail, une en Seine Saint-Denis et une dans le département du Cher, sur ces questions de résidence, d’intervention : sortons du camp retranché de la littérature produit de consommation. C’est vital des deux côtés. Prix Louis Guilloux : un an d’accueil d’un auteur dans votre département, pour un projet d’écriture, et un partenariat de fond avec une bibliothèque, un lycée, un lieu de travail, la possibilité d’inviter d’autres auteurs pour des lectures, etc...

J’y ai beaucoup pensé aussi lors de mes trois jours à Etonnants Voyageurs (merci, Michel et Yvon, pour cette impressionnante qualité de dialogue et d’accueil). Bien sûr, Etonnants Voyageurs accorde aussi des prix littéraires : mais c’est sur le terrain que ça se joue, dans ces rencontres, dans le rapport à la ville (livres qu’on signe pour l’agent des douanes, l’intervenant protection judiciaire de la jeunesse, l’institutrice en zone rurale…) : ce dont on a besoin, c’est d’invention.

Etes-vous vraiment satisfait des romans proposés à votre choix ? Satisfont-ils à ce que vous demandez au langage, dans sa relation au monde, dans sa façon de mettre à nu le monde et de l’ouvrir, d’y faire revenir, en écho, en interrogation, la figure de l’homme ? Cette semaine, malgré les grandes orgues médiatiques consacrées aux Assises internationales du roman, organisées à Lyon par la Villa Gillet, on a comme une fatigue d’avance à ce qui s’annonce de marée pour la rentrée littéraire à venir. Bien sûr, il y a des exceptions : prenez Parc sauvage, zoom autobiographique de Jacques Roubaud, en accompagnement de plusieurs décennies de pratique de poésie, et revenant sur 1942, prenez, dans la même collection Fiction & Cie, L’instant et son ombre de Jean-Christophe Bailly, réflexion à partir d’une photo d’Hiroshima 1945, prenez Film à venir de Jean-Marie Gleize : la littérature fait son travail, vis-à-vis du monde, vis-à-vis des formes. Mais, là où ça rejoint nos questions, c’est à côté du roman. Soyez dans la radicalité de vos exigences, au nom même de Louis Guilloux : si les livres n’y répondent pas, c’est que les bons livres n’ont pas été détectés, ni choisis.

Si, au lieu d’un prix littéraire de plus, un prix comme les autres et merci du chèque, vous souhaitez que nous réfléchissions à d’autres formes, croyez que je serai avec vous.

En tout cas, très touché que vous m’ayez fait cette proposition, qui m’honore. Beaucoup de regrets de ne pas avoir su vous dire cela plus tôt, et dire non quand il l’aurait fallu : mais voilà, trop de choses cette semaine, dans le même sens, qui m’obligent à trancher.

En amitié

© François Bon _ 23 mai 2008

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